17,1 mètres

par Ploum le 2009-07-28

Mon corps flotte paisiblement à la surface de l’eau, je ferme les yeux et expire doucement. Profondément. Le soleil me caresse le visage. Inspiration. Une voix :
— J’y vais après toi ?

Expiration. J’acquiesce du menton. J’ouvre les yeux, je regarde une dernière fois le ciel bleu. Inspiration. La dernière avant longtemps, très longtemps. Inspiration. Encore une goulée d’air. Je me concentre sur la bouée. Encore une bouffée, inspiration, inspiration, inspiration…

Ma tête a plongé, je tends me jambes. Je sens mes palmes battre l’air vainement, j’aurais dû me lester un peu plus. Je brasse, une fois, deux fois, je suis dans l’eau, je commence à descendre.

À quelques centimètres de mon nez, un câble tendu défile doucement. Je force mes jambes à faire des mouvements amples et souples. À chaque palmage, je souffle pour décompresser. Mes oreilles répondent bien, cela me soulage, c’était ma plus grosse inquiétude. L’eau brunâtre rend le câble flou mais lumineux, presque irréel. Je suis fasciné par chaque aspérité, chaque détail du filin d’acier. Combien ai-je descendu ? 3 mètres ? 5 ? 8 ? 100 ? Aucune idée. Cela fait une éternité mais une seconde à peine que je suis dans l’eau. L’air n’est déjà plus qu’un lointain souvenir. Ne devrais-je pas faire demi-tour ? Les premiers signaux d’hypoxie s’emparent de mon cerveau, je déglutis. Et doucement, le câble poursuit son ascension, chaque centimètre attirant mon regard avant de disparaître. Mon masque commence à m’écraser le visage, mes yeux tentent de sortir de leurs orbites. Je souffle un fifrelin d’air par les narines pour égaliser.

À toute vitesse, je vois passer trois formes encombrées comme des chevaliers en armure. Trois monticules bouillonnants de matériel sophistiqué d’où dépassent deux petits bras, deux misérables palmes rabougries et quelques faisceaux de tubes et de faibles lumières clignotantes. Je les ai à peine entrevus, je me sens léger, libre. Je vole.

Soudain, je vois le câble s’enfoncer dans un nuage sombre. En quelques centimètres, l’eau brunâtre devient noire comme de l’encre. Sans que je n’aie le temps de réagir, je suis englouti, avalé. Avec l’obscurité, mon corps se relâche soudain. Respirer ? Pour quoi faire. Je continue de suivre le câble que j’entra-perçois toujours dans la pénombre. Je suis bien, je descends.

Du coin de l’œil, un mouvement me fait sursauter. Le fond dégringole vers moi à toute allure. Déjà ? Il n’est plus qu’à 50 centimètres de mon visage. Je le frôle de la main et me redresse. Compenser et égaliser le masque se révèle étonnamment difficile, comme si j’avais les poumons vides alors que je n’ai rien expiré depuis le début de la descente. Sur ma droite se dessine la masse du vieil autobus englouti. Une fois les yeux habitué, je déchiffre l’inscription « De Lijn ». Depuis qu’on a dit aux flamands que, au fond, ils n’étaient pas si bêtes, il semblerait qu’ils s’y rendent par autobus entier. Au moins ils ne sont pas en grêve, eux !

La porte est ouverte mais je ne rentre pas, je n’ai pas mon ticket. De la main, j’agrippe alors le marche-pied et me tire vers le bas.Je pose mon profondimètre sur le sol. 17,1 mètres. Bon, je ne suis pas William Trubridge mais pour une première fois, ce n’est pas si mal !

Je constate que ma ceinture de plomb pend lamentablement sur mes hanches. J’ai vachement maigri, pas le moindre petit bedon qui dépasse, j’en connais une qui apprécierait. Merci la pression !

C’est mignon tout plein ici, mais il est temps de remonter. Je tourne la tête : pas de câble ! C’est ennuyeux. Je n’ai pourtant pas parcouru plus de deux mètres à l’horizontale. Tout au fond de moi, une partie hystérique de mon cerveau hurle « On ne va jamais y arriver sans le câble, tu ne le retrouveras jamais ! Respirer, ça te dit quelque chose ? ». Sans y faire attention, je rebrousse calmement chemin. Voilà le câble, pas besoin de s’énerver ! Si je n’avais pas eu le nez dessus, je l’aurais sans doute manqué.

Au revoir le fond, je te quitte mais je reviendrai, ne t’inquiète pas !

Je me force à me détendre, je m’étend, les bras au-dessus de ma tête. Je regarde le câble. Un coup de palme, deux coups de palmes. Le câble recommence à défiler, m’hypnotise. Mais à chaque mètre, l’oxygène quitte un peu plus mon sang pour retourner dans les poumons d’où la pression l’avait chassée. Contraction. Envie de respirer. Regarder le câble, le câble. J’ai l’impression d’être une bulle qui gonfle, je suis irrémédiablement attiré par la surface. Ma trop grande flottabilité me permet d’arrêter le palmage, je me laisse aller. Autour de mes bras tendus et de mon crâne, le fluide s’écoule de plus en plus vite. Respirer. Respirer. Ne pas regarder en haut, se concentrer sur le câble. Respirer. Repenser à la plongée, au fond, à l’obscurité. Un sourire envahit mes lèvres. Respirer. De la lumière, des reflets. Salut Soleil, ça fait un bail ! Je suis une bulle, une balle, une fusée[1], je remonte vers toi comme un missile.

Flatch !

Emporté par la vitesse, j’émerge jusqu’au nombril. Je vole. Expiration. Je retombe. Inspiration brêve. Expiration. Inspiration brêve. Pas d’essoufflement notable, c’est bon signe. L’air frais me semble le met le plus exquis, un fin plaisir de gourmet. Je souris, je suis heureux. J’inspire. On dirait que j’ai gardé avec moi un peu de l’euphorie de ce fond sombre et glauque.

— Alors, ça te plaît ?
— À fond !

Mon chronomètre n’indique que 47 secondes minuscules secondes mais je sais que mon voyage a duré toute une vie, que là-bas, dans la lumière obscure, on apprend à voler.

Notes

[1] No, it’s bicycle repair man !

Ingénieur et écrivain, j’explore l’impact des technologies sur l’humain, tant par écrit que dans mes conférences.

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