L’autocomplétion de nos intentions

par Ploum le 2025-12-10

Lorsque j’ai commencé à utiliser mon premier smartphone, en 2012, j’utilisais évidemment le clavier fourni par défaut qui proposait de l’autocomplétion.

Il ne m’a fallu que quelques jours pour être profondément choqué. L’autocomplétion proposait des mots qui convenaient parfaitement, mais qui n’étaient pas ceux que j’avais en tête. En acceptant une autocomplétion par désir d’économiser quelques pressions de doigts, je me retrouvais avec une phrase différente de ce que j’avais initialement envisagé. Je modifiais le cours de ma pensée pour m’adapter à l’algorithme !

C’était choquant !

Moi qui étais passé au Bépo quelques années plus tôt et qui avais découvert les puissances de la dactylographie pour affiner mes idées, je ne pouvais imaginer laisser une machine me dicter ma pensée, même pour un texte aussi mondain qu’un SMS. Je me suis donc mis en quête d’un clavier optimisé pour usage sur un écran tactile minuscule, mais sans autocomplétion. J’ai trouvé MessagEase, que j’ai utilisé pendant des années avant de passer à ThumbKey, version libre du précédent.

Le choc fut encore plus violent lorsqu’apparurent les suggestions de réponses aux emails dans l’interface Gmail. Ma première expérience avec ce système fut de me voir proposer plusieurs manières de répondre par l’affirmative à un email professionnel auquel je voulais répondre négativement. Avec horreur, je perçus en moi un vague instinct de cliquer pour me débarrasser plus vite de cet email corvée.

Cette expérience m’inspira la nouvelle « Les imposteurs », lisible dans le recueil « Stagiaire au spatioport Omega 3000 et autres joyeusetés que nous réserve le futur » (qui est justement disponible à -50% jusqu’au 15 décembre ou à prix normal, mais sans frais de port chez votre libraire).

L’autocomplétion manipule notre intention, cela ne fait aucun doute. Et s’il y a bien quelque chose que je souhaite préserver chez moi, c’est mon cerveau et mes idées. Comme un footballeur préserve ses jambes, comme un pianiste préserve ses mains, je chéris et protège mon cerveau et mon libre arbitre. Au point de ne jamais boire d’alcool, de ne jamais consommer la moindre drogue : je ne veux pas altérer mes perceptions, mais, au contraire, les affiner.

Mon cerveau est ce que j’ai de plus précieux, l’autocomplétion même la plus basique est une atteinte directe à mon libre arbitre.

Mais, avec les chatbots, c’est désormais une véritable économie de l’intention qui se met en place. Car si les prochaines versions de ChatGPT ne sont pas meilleures à répondre à vos questions, elles seront meilleures à les prédire.

Non pas à cause de pouvoir de divination ou de télépathie. Mais parce qu’elles vous auront influencé pour vous amener dans la direction qu’elles auront choisie, à savoir la plus profitable.

Une partie de l’intérêt disproportionné que les politiciens et les CEOs portent aux chatbots vient clairement de leur incompétence voire de leur bêtise. Leur métier étant de dire ce que l’audience veut entendre, même si cela n’a aucun sens, ils sont sincèrement étonnés de voir une machine être capable de les remplacer. Et ils sont le plus souvent incapables de percevoir que tout le monde n’est pas comme eux, que tout le monde ne fait pas semblant de comprendre à longueur de journée, que tout le monde n’est pas Julius.

Mais, chez les plus retors et les plus intelligents, une partie de cet intérêt peut également s’expliquer par le potentiel de manipulation des foules. Là où Facebook et TikTok ont ponctuellement influencé des élections majeures grâce à des mouvements de foule virtuels, une ubiquité de ChatGPT et consorts permet un contrôle total sur les pensées les plus intimes de tous les utilisateurs.

Après tout, j’ai bien entendu dans l’épicerie de mon quartier une femme se vanter auprès d’une amie d’utiliser ChatGPT comme conseiller pour ses relations amoureuses. À partir de là, il est trivial de modifier le code pour faire en sorte que les femmes soient plus dociles, plus enclines à sacrifier leurs aspirations personnelles pour celles de leur conjoint, de pondre plus d’enfants et de les éduquer selon les préceptes ChatGPTesques.

Contrairement au fait de résoudre les « hallucinations », problème insoluble, car les Chatbots n’ont pas de notion de vérité épistémologique, introduire des biais est trivial. En fait, il a été démontré plusieurs fois que ces biais existent déjà. C’est juste que nous avons naïvement supposé qu’ils étaient involontaires, mécaniques.

Alors qu’ils sont un formidable produit à vendre à tous les apprentis dictateurs. Un produit certainement rentable et pas très éloigné du ciblage publicitaire que vendent déjà Facebook et Google.

Un produit qui apparaît comme parfaitement éthique, approprié et même bénéfique à l’humanité. Du moins si on se fie à ce que nous répondra ChatGPT. Qui confirmera d’ailleurs son propos en pointant vers plusieurs articles scientifiques. Rédigés avec son aide.

Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !

Recevez directement par mail mes écrits en français et en anglais. Votre adresse ne sera jamais partagée. Vous pouvez également utiliser mon flux RSS francophone ou le flux RSS complet.


Permalinks:
https://ploum.net/2025-12-10-autocompletion-intention.html
gemini://ploum.net/2025-12-10-autocompletion-intention.gmi