Lectures : Réseaux de domestication et complexification artificielle de la communication
par Ploum le 2024-04-17
Réseaux sociaux
Petit rappel pour toutes les personnes qui mettent en évidence un peu partout leurs profils X/Twitter et LinkedIn. Ces réseaux sont fermés. Toute personne qui n’a pas de compte ne pourra pas accéder à votre profil. Et si elle en a un, mais que, pour une raison ou une autre, elle n’est pas connectée.
Facebook et Instagram ont fait pareil dans le passé, mais permettent, pour le moment, d’avoir accès à certaines informations restreintes sur votre profil (à condition d’arriver à passer tous les bandeaux tentant de vous forcer à vous connecter et de vous fourguer des cookies).
C’est spécialement inquiétant pour tous ces professionnels qui tentent à tout prix de mettre en avant leur profil LinkedIn. Ou tous ces candidats aux prochaines élections.
Vous croyez vous promouvoir grâce à ces réseaux ?
C’est tout le contraire. Vous faites la promotion de ces produits. Et vous perdez certainement beaucoup de personnes en cours de route (car, non, tout le monde n’a pas un compte et ceux qui en ont ne sont pas nécessairement connectés dessus sur tous les appareils qu’ils utilisent). Ces réseaux sont un mensonge !
Comme le dit très bien Seirdy, le but de ces réseaux est de domestiquer les utilisateurs (ici, il parle de Whatsapp, mais c’est pareil)
Si vous cherchez une certaine visibilité, la moindre des choses est une page web minimale accessible à tou·te·s. Ou, à défaut, un compte Mastodon. Car, contrairement à tous les réseaux propriétaires susnommés, on peut parcourir un profil Mastodon sans avoir de compte (ni même sans n’avoir jamais entendu parler de Mastodon).
ChatGPT et Ploum.net
Un page perso, c’est un truc dont le sociologue des médias Grégoire Lits comprend très bien l’importance.Inspiré par mon blog, mais ne sachant pas coder en python, Grégoire Lits a demandé à ChatGPT de lui fournir le code.
L’expérience est très intéressante et me renforce dans ma conviction que les IA sont des outils qui ont leur utilité, mais ne sont pas "révolutionnaires". Parce que tout ce que Grégoire a fait, il aurait pu le faire sans ChatGPT, mais en utilisant des forums et des manuels. Il aurait peut-être pris plus de temps pour sa solution initiale (je dis "peut-être" car il déclare avoir passé "4h" dessus, mais je sais d’expérience que le temps de travail effectif peut changer d’un ordre de grandeur selon la manière dont on le mesure et que Grégoire maitrisait déjà beaucoup de choses).
L’effort se mesure également sur le long terme : j’ai personnellement passé beaucoup du temps au début à produire ce qui génère ce blog (en fait majoritairement pour la production d’emails), mais, désormais, lorsque je dois modifier quelque chose, cela me prend littéralement quelques minutes. Et je ne dois pas faire de mises à jour, m’adapter à une quelconque mise à jour sous-jacente. J’ai déjà rentabilisé au centuple le temps passé par rapport à un Wordpress.
Grégoire est très conscient de ce qu’il fait et ce qui rend sa démarche hyper intéressante c’est qu’il ne l’a pas vu comme une manière d’être productif, mais une manière de se former. Il utilise ChatGPT pour apprendre à ne plus dépendre de ChatGPT. C’est pour moi un excellent usage de ce genre d’outils.
Cela semble plus rapide et personnalisé que l’utilisation des forums comme je le faisais il y a 25 ans. Par contre, on perd le côté humain d’apprendre à se connaitre l’un l’autre, de découvrir des trucs inédits par sérendipité et de se rencontrer pour discuter en vrai. Mais on va dire qu’on avait déjà perdu ce côté "communautaire" lorsque les forums ont été remplacés par des géants comme StackOverFlow.
La question primordiale c’est que, comme Grégoire l’indique, il ne comprend pas le code qui fait tourner son site. Ce code pourrait potentiellement effectuer des actions inutiles, voire nocives. Ce n’est pas nouveau : copier/coller du code de StackOverFlow comporte les mêmes risques.
Et c’est là tout le paradoxe des AIs : auditer du code est beaucoup beaucoup plus difficile que d’en écrire du neuf. C’était moins fatigant pour moi de construire un générateur de site statique à partir de rien que d’apprendre à utiliser un existant !
Fatigue attentionnelle
C’est ce qu’on appelle « la fatigue attentionelle ». Un humain peut être concentré sur sa tâche pendant des heures s’il fait quelque chose. Mais s’il doit uniquement être attentif sans rien faire, son esprit va très vite s’endormir. C’est l’équivalent de compter les moutons pour s’endormir.
D’ailleurs, nous le savons tous. Préférez-vous être dans un taxi traditionnel, avec un chauffeur qui conduit ou bien un taxi entièrement automatique, mais, comme il n’est pas entièrement sûr, il y a quand même un chauffeur qui ne fait rien, qui se contente de surveiller le pilote automatique du coin de l’œil tout en jouant avec son smartphone ?
C’est une critique de l’intelligence artificielle dont on ne parle pas assez : si ce qui est produit automatiquement par un algorithme doit être vérifié par un humain, cela coûte très souvent plus cher que de le faire produire par un humain directement. Les IA des fameux magasins physiques Amazon qui permettaient de détecter tout ce que vous mettiez dans votre sac pour vous permettre de sortir sans passer par une caisse étaient en fait… des centaines de travailleurs en Inde scrutant les caméras de surveillance. La blague à la mode est de dire que « IA » est l’acronyme de « Indiens Absents ».
Pareil pour ce service expérimental de taxis sans-conducteur aux États-Unis. Les voitures étaient, en cas d’urgence, pilotées à distance. Les calculs ont montré qu’au total, la firme employait en moyenne 1,6 chauffeur par voiture. L’IA ne détruit pas l’emploi : elle ne fait que les rendre encore plus merdiques.
Inclassable
Car, surtout sur le Web, il a toujours fallu faire attention à ce qu’on lisait. Les blagues potaches étaient la norme, parfois avec un très haut degré de réalisme. Je ne résiste pas à vous partager cette récente trouvaille : le fromage à base de lait de baleine.
C’est particulièrement réaliste et bien foutu. Qu’en pense Paul Watson ?
Le prix de notre inculture
Depuis quelques années, mon objectif n’est pas de découvrir de nouveaux outils informatiques, mais, au contraire, d’en utiliser le moins possible, mais de les utiliser à fond. Avec Neovim comme éditeur, les outils Unix, Pandoc et des scripts Python ou Bash et Git comme gestionnaire, je fais absolument tout ce dont j’ai besoin d’une manière incroyablement efficace. Durant les examens de mes étudiants, je me suis surpris à faire un simple fichier markdown avec mes remarques et à calculer simplement les moyennes en passant le fichier à travers quelques pipes Unix. Bref, à faire de l’Excel sans même y penser.
Peut-être que mes besoins sont minimes ? Pas nécessairement. Adam Drake a démontré qu’utiliser de relativement simples pipelines Unix pouvait être 100x plus rapide pour faire du traitement massif de données que d’utiliser les outils dédiés.
C’est comme les AI : toutes les solutions que l’on nous vend ne permettent rien de révolutionnaire. Elles font juste pire que les anciennes solutions tout en se prétendant plus faciles à court terme (ce qui n’est même pas toujours vrai).
Ce que nous achetons très cher, c’est essentiellement notre inculture informatique.
Plutôt que de sauter de pages web en pages web à la recherche de la dernière nouveauté révolutionnaire, on devrait passer plus de temps à s’asseoir pour lire un livre dont la qualité est validée par 10, 20 ou 100 ans d’existence. Oui, même en informatique, on apprend plus en lisant des livres qui ont 20 ans qu’en testant toutes les nouveautés à la mode.
Fatigue oculaire
D’ailleurs, le livre nous reposerait les yeux. On savait déjà que les réseaux sociaux bouffent votre temps, vous font détruire la planète à cause de la publicité, vous rendent dépressifs. Mais, en plus, ils sont mauvais pour les yeux. Surtout quand il faut scroller.
J’avoue que je ne supporte pas le scroll. J’ai un téléphone eink et, si je dois lire un site dessus, j’utilise le navigateur einkbro qui permet de naviguer page par page. C’est marrant parce que, au départ, cette fonctionnalité sert à contourner les déficiences techniques de la technologie eink qui est trop lente pour permettre le scroll. Mais, en réalité, c’est bien plus agréable.
Et sur mon laptop, je n’arrive plus à lire quoi que ce soit en dehors de… less. Une commande Unix qui a presque mon âge (et qui est toujours développée). Comment lire le web dans less ? Tout simplement avec Offpunk, qui m’affiche un texte bien centré. Quand j’arrive au bout de l’écran, j’appuie sur la barre espace pour passer à la page suivante.
Le truc qui est intéressant avec Offpunk, c’est de constater que la majorité du code sert à tenter de retrouver le texte original que l’auteur a produit avant que cela ne soit transformé en une bouillie vaguement apparentée à du HTML. Offpunk est donc une sorte d’anti-logiciel, de démerdificitateur du web.
C’est le même principe que le mode "lecture" de votre navigateur ou votre bloqueur de pub : essayer de retrouver l’information originale au milieu de toute la merde rajoutée par les intermédiaires.
Cette expérience me rend particulièrement dubitatif au sujet de l’utilité des générateurs de texte "intelligents": les deux cas d’usage les plus cités sont, premièrement, la génération d’un texte sur un sujet à partir d’une très courte description (un « prompt ») et, deuxièmement, la faculté de résumer un texte trop long pour en tirer l’information essentielle.
Vous voyez où je veux en venir…
Le Web, à la base, c’est « Produire du texte -> Protocole HTTP -> Lire le texte ».
C’est ensuite devenu : « Produire du texte -> Merdifier avec du JS et des pubs -> protocole HTTP -> démerdifier avec adblocks et mode lecture -> lire le texte ».
Désormais, on est entré dans la phase « Avoir une idée de texte -> IA pour générer du contenu -> merdifier avec du JS et des pubs -> protocole HTTP -> démerdifier avec adblocks et mode lecture -> IA pour résumé et trouver l’idée originale -> espérer que le résultat est l’intention initiale de l’auteur ».
C’est peut-être pour cela que j’aime tant bloguer et lire des blogs depuis 20 ans. J’ai l’impression d’échanger des idées directement d’humain à humain, sans intermédiaire. Merci à vous pour cet échange permanent et tellement enrichissant !
Je suis Ploum et je viens de publier Bikepunk, une fable écolo-cycliste entièrement tapée sur une machine à écrire mécanique. Pour me soutenir, achetez mes livres (si possible chez votre libraire) !
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