Lectures : utopies, écologie, pirates et meta-bullshit
par Ploum le 2024-02-23
Les conséquences de l’utopie
Je suis tombé sur plusieurs analyses du cycle de la Culture, de Iain M. Banks, une série de livres de SF que j’aime beaucoup et dont Elon Musk et Jeff Bezos disent s’inspirer.
Science-fiction utopique, le cycle de la Culture est une véritable réflexion sur la notion même d’utopie. À ne pas confondre avec la SF pseudo-utopique (et, pour moi, profondément ennuyeuse) de type Becky Chambers où le monde a été détruit, l’humanité décimée, mais comme tout le monde boit du thé avec de l’eau recyclée chauffée par des panneaux solaires, alors tout va bien et on balaie d’un revers de la main tout questionnement sur les millions de morts du passé.
Tout le contraire des romans « Feel Good », La Culture décrit, avec une approche parfois ardue, une société post-scarcité où chaque humain (ou intelligence artificielle) peut poursuivre sa voie personnelle à sa guise et où toutes les tentatives d’obtenir un pouvoir quelconque sont réprimées gentiment (et n’ont de toute façon aucun sens vu que tout le monde peut obtenir tout ce qu’il veut). Vu comme ça, difficile de voir en quoi cela peut inspirer des milliardaires capitalistes.
Deux théories possibles : la première est qu’ils se soient arrêtés à l’aspect prépubère des vaisseaux spatiaux super-cool qui franchissent l’espace en faisant piou-piou. La seconde, c’est qu’ils se voient eux-mêmes comme des dieux dont tous les désirs sont satisfaits, nonobstant complètement leur propre impact sur les autres. Dans tous les cas, ils ont complètement raté le sous-titre d’un auteur qui est, de son propre aveu, profondément socialiste et anti-capitaliste.
Un des sujets principaux de la Culture, c’est le sens de la vie d’une humanité qui n’a plus aucune contrainte matérielle. Avec cette superbe analogie : non, l’invention de l’hélicoptère n’a pas tué l’alpinisme. Si le but était de se tenir au sommet d’une montagne, il n’y aurait plus d’alpinistes. Mais l’objectif n’est pas de se tenir quelques secondes au sommet. Il est de grimper. De tracer son chemin.
Et nous sommes prêts à suivre les aventures de ceux qui grimpent. Nous nous foutons complètement de la vie de quelqu’un qui prend l’hélicoptère. Il en va de même pour l’art : l’art n’a rien à redouter de l’intelligence artificielle, car l’art, par essence, est un processus de création. Un chemin. Il y a quatre ans, je décrivais le processus créatif comme un lien entre humains.
L’art-gorithme…
Je définis personnellement l’art comme ce qu’un humain ne peut pas ne pas faire. Un écrivain n’est pas quelqu’un qui écrit. C’est quelqu’un qui ne peut pas ne pas écrire. Un musicien ne peut pas ne pas faire de la musique. Un programmeur ne peut pas ne pas programmer.
C’est toute la différence entre l’art et le travail. C’est aussi la raison pour laquelle certains grands artistes s’éteignent en devenant professionnels. Car l’art devient alors une obligation plutôt qu’une pulsion.
Nous sommes d’accord, les algorithmes menacent les rentrées financières, souvent précaires, des artistes. Mais c’est parce que les artistes ne vivent, dans une immense majorité, pas de leur art. Ils vivotent en prostituant leurs capacités techniques et leur talent pour faire du marketing, des logos, du webdesign et des images à coller sur les emballages. Affamés par une société ultra-consumériste, ils survivent en en devenant l’esclave.
Avec l’AI, la société consumériste ne menace pas les artistes. Elle a juste rajouté une corde à son arc pour négocier les salaires de ses esclaves à la baisse. Comme dit Cory Doctorow : « Les AI ne sont pas capables de vous remplacer à votre travail. Mais les producteurs d’AI sont capables de convaincre votre patron qu’elles le sont. ».
De mon côté, j’aime rappeler qu’on n’est pas encore capable de faire une putain de toilette qui se nettoie toute seule de manière efficace, qu’on doit tous, tous les jours, racler notre merde (ou, payer quelqu’un pour le faire à notre place), mais que, ne vous inquiétez pas, on dépense des milliards pour automatiser le travail des artistes… Le sens des priorités est clair.
Personnellement, je pense que la première manière de soutenir les artistes, c’est de le découvrir et de les faire connaître autour de vous, d’en parler comme des humain·e·s en train d’escalader des montagnes plutôt que d’aduler la photo où ils sont au sommet. Le partage inclut bien entendu le piratage (oui, piratez mes livres ! Prêtez-les ! Donnez-les !). Si vous voulez aller plus loin, voyez avec l’artiste en question la meilleure manière de le soutenir et celle qui vous convient le mieux. Personnellement, j’aime que mon éditeur et que les libraires indépendants soient également soutenus, du coup je vous encourage à acheter mes livres sur arbres morts dans des petites librairies. Mais pour d’autres, cela peut être un don, un crowdfunding… Enfin, faites ce que vous voulez !
Piratage et médias
En parlant de piratage justement, mon attention a été attirée sur l’étagère de livres « à donner » de la bibliothèque publique de ma ville. Mon bibliothécaire m’a expliqué qu’ils avaient une obligation formelle d’avoir plus de 50% de livres de moins de 10 ans dans leur stock. Régulièrement, la bibliothèque se débarrasse donc de livres qui ont dépassé l’âge fatidique. Dans ce cas-ci, le livre qui a retenu mon attention s’intitule « Capitaine Paul Watson : Entretien avec un pirate », de Lamya Essemlali. Comme mon épouse venait de m’offrir un pull Sea Sheperd, j’avais justement le personnage en tête je me suis approprié le livre.
Absolument non littéraire, le livre n’est qu’une grande interview du co-fondateur de Greenpeace et puis de Sea Shepperd. Ce qui est fascinant, c’est de découvrir un personnage « no bullshit » comme j’en voudrais plus.
Le personnage de Paul Watson n’est pas vraiment sympathique. Mais il s’en fout.
Notre objectif n’est pas de protester contre la chasse à la baleine, il est de l’arrêter.
– Entretien avec un pirate, p. 77
Tout au long du livre, il assène qu’il est stupide de tenter de lutter pour la préservation des emplois et contre la pauvreté si cela se fait au détriment de la planète. Parce que si l’écosystème est détruit, on sera bien avec nos emplois et nos richesses. On sera tous pauvres. Ou morts. L’écologie est le combat de base de tout militant. Elle vient avant le social. Il pousse la cohérence jusqu’à interdire la cigarette à bord de toute la flotte Sea Sheperd. Les repas sont également végans.
Il tire à boulets rouges sur Greenpeace qui est devenue une association qui a pour but de récolter les dons. Il prétend que Greenpeace gagne désormais plus d’argent avec la chasse à la baleine que l’industrie baleinière elle-même. Tout en ne faisant aucune action : les démarcheurs Greenpeace vont jusqu’à utiliser les images des campagnes… Sea Sheperd. Greenpeace fait du marketing et, comme toute industrie du marketing, tire son profit de ne pas résoudre le problème. Le problème est l’essence du business, il faut le préserver, voire l’amplifier (en prétendant développer des solutions). Paul Watson va plus loin dans sa critique du marketing : rien ne sert de convaincre les gens de ne pas tuer de baleine vu qu’ils ne l’auraient de toute façon pas fait. Il faut agir directement sur les baleiniers. Le parallèle avec l’industrie informatique est laissé en exercice au lecteur.
Les gens qui agissent sont, par essence, décriés dans les médias.
Tout ce que l’on fait et ce que l’on pense est défini et contrôlé par les médias. Ce sont eux qui définissent notre réalité. Et c’est la raison pour laquelle nous nous trouvons sur une voie rapide au bout de laquelle nous attend une récompense darwinienne collective : l’extinction de notre espèce.
— Entretien avec un pirate, p. 158
Avec cynisme, Paul Watson invite donc des célébrités qui n’ont rien à voir avec la cause afin d’asséner, durant la conférence de presse, que s’il avait invité un spécialiste du domaine au lieu d’un acteur de cinéma, les médias ne seraient pas là.
Paul Watson est également placé sur la liste rouge d’Interpol. Il est considéré comme un « écoterroriste ». Ce qui est fascinant, c’est qu’il respecte parfaitement les lois et n’a jamais été condamné ni arrêté pour quoi que ce soit, malgré ses tentatives en se rendant de lui-même dans les commissariats. Sea Shepperd ne fait qu’ennuyer voir éperonner des navires qui pratiquent des activités complètement illégales. Et donc, personne ne porte plainte parce que les navires éperonnés n’avaient rien à faire là en premier lieu !
Il va plus loin en se demandant qui sont réellement les « écoterroristes » alors que personne n’a jamais été tué ni même blessé dans une action Sea Sheperd.
Les gens nous accusent de jeter des bombes puantes sur les baleiniers japonais. Oui, on fait ça, c’est vrai. […] Ceci dit, j’ai du mal à imaginer Oussama Ben Laden en train de jeter une bombe puante sur un bus de touristes.
— Entretien avec un pirate, p. 169
La médiatisation et la corruption de la rébellion
Dans « Mémoires vive », Edward Snowden raconte son incroyable histoire et un point m’a frappé : travaillant à l’intérieur même du service de renseignement, Snowden sait exactement ce qui va lui arriver. Il sait comment on va l’attaquer. Il prédit même comment il va être décrédibilisé dans les médias. Le même phénomène est à l’œuvre avec Paul Watson. Face aux rebelles, le capitalo-consumérisme passe par trois lignes de défense:
Premièrement, en rendant la vie aussi difficile que possible au rebelle, en rendant ses ressources rares, en l’épuisant, en le décourageant voire en le harcelant. C’est normal, c’est le jeu.
En second lieu, si le rebelle persiste, en l’achetant, en le rémunérant pour sa complicité. Ce que nous faisons tous en travaillant pour payer notre shopping afin de nous changer les idées après une dure semaine de boulot… pour payer le shopping.
Mais les véritables rebelles charismatiques, les artistes, sont achetés bien plus chers. Ils deviennent des stars. Ils sont célébrés par le système, ils sont riches. Ils n’ont plus envie de se rebeller et utilisent leur image de rebelle pour exhorter leur audience à se conformer. Leur situation leur fait perdre toute crédibilité et légitimité dans la rébellion. Comme les vieux et riches musiciens qui luttent de toutes leur force contre le piratage. Ou les groupes punk postant sur Facebook et Instagram. Riches, on se contentera de faire des dons à des associations adoubées par le système et servant à relancer la carrière médiatique de chanteurs has been et de stars de télé-réalité autrement oubliées.
Facebook, au fait, n’est qu’une gigantesque machine à corrompre à moindre coût les rebelles. On étouffe la rébellion en échange… de likes et de followers ! Toute association écologiste présente sur Facebook est, en soit complètement corrompue, car, de par sa seule présence sur la plateforme, elle justifie et promeut le consumérisme et un monde soumis à la publicité. Facebook, c’est la « Planète à gogos » virtuelle (en référence au chef-d’œuvre de Pohl et Kornbluth). Même plus besoin de payer les rebelles, ils viennent gratuitement pour quelques likes. Quoi ? Ce sont eux qui paient pour mettre en avant leur site web et obtenir encore plus de followers ?
Je suis sûr qu’on va me dire que Sea Shepperd a malheureusement une page Facebook. J’en suis triste. La convergence des luttes n’a pas encore percolé à ce niveau-là…
Mais il reste les rebelles incorruptibles, inaliénables. De type Watson ou Snowden. Face à eux, on utilise la troisième ligne de défense. Les médias, littéralement financés par la publicité, vont alors mener une destruction en règle de l’image publique. Il va s’agir de construire de toutes pièces et de manière consciente un personnage détestable. Un mauvais digne d’un film afin de décrédibiliser ses actions.
C’est tellement puissant qu’il est parfois intéressant de prendre un peu de recul et de réaliser ce qu’on reproche vraiment à la personne. À Julian Assange, on reproche littéralement… d’avoir fait un travail de journaliste. Essayez d’imaginer « Les hommes du président », mais où Dustin Hoffman et Robert Redford seraient les méchants qui veulent faire tomber le bon président qui surveille ses opposants politiques pour le bien de son peuple. Et bien voilà, on est en plein dedans. Et à Paul Watson, on reproche… d’empêcher des massacres illégaux de faune marine !
Imagine que tu te rendes dans la ville de La Mecque, que tu marches jusqu’au centre vers la pierre noire et que tu craches dessus. Eh bien, tes chances de sortir de là en vie sont pour ainsi dire très minces et peu de gens éprouveront une quelconque sympathie à ton égard, car tu auras commis un blasphème […] et les gens comprendraient la violence qui te serait faite en réponse.
[…]
Si les forêts tropicales, si les océans et toute la vie qu’ils contiennent avaient autant de valeur, s’ils étaient aussi sacrés à nos yeux qu’une vieille pierre, […] nous taillerons en pièce ces bûcherons et ces chaluts pour leurs actions. Nous ne le faisons pas, car nous sommes totalement aliénés du monde naturel.
— Entretien avec un pirate, p. 143
L’impact de l’homme sur le climat
Étant fanatique d’apnée, je vois chaque année les dégâts que l’humanité inflige aux océans. Se retrouver dans une mer magnifique, au large, pour se rendre compte que ce que je prenais pour des reflets à la surface sont des billes de polystyrène qui couvrent l’océan. Ou réaliser que, dès que mes palmes me portent en dehors d’une minuscule zone « réserve naturelle », la végétation laisse place au sable à perte de vue et que les poissons sont plus rares que les sacs plastiques et les bouteilles vides.
Nous sommes huit milliards. C’est un chiffre inimaginable. Si vous rencontriez une personne sur la planète toutes les secondes, il vous faudrait… 350 ans pour voir tous les humains. Huit milliards de personnes qui tentent de se faire consommer le plus possible les uns les autres. La consommation étant définie comme l’extraction d’une ressource naturelle pour la transformer en déchet (la consommation proprement dite se faisant au milieu). Nous sommes huit milliards à transformer la planète en déchet, en récompensant comme nos maîtres absolus ceux qui le font le plus efficacement et le plus rapidement possible.
Notre impact est énorme, inimaginable. Et l’était déjà il y a des siècles.
La colonisation des Amériques par les Européens entraina, en un siècle, la mort de près de 90% des indigènes. Que ce soit par des massacres directs ou via les épidémies, certaines ayant été propagées à dessein, par exemple en distribuant des couvertures ayant servi à recouvrir des malades de la variole.
On estime que les Européens ont causé 56 millions de morts entre Christophe Colomb et l’année 1600. Un mort chaque minute pendant plus d’un siècle ! C’est un nombre tellement important que d’immenses étendues de champs se sont soudainement retrouvées en friche, que la végétation a explosé capturant beaucoup de carbone présent dans l’atmosphère et contribuant au « petit âge de glace » de cette époque. Le massacre serait, à lui seul, responsable pour une diminution de 0,15°C du climat mondial, avec un effet bien plus prononcé en Europe.
Conclusion et meta-bullshit
J’aime bien tenter de trouver une sorte de conclusion commune à ces réflexions en vrac (qui ne deviendront pas quotidienne, je vous rassure. C’est juste que j’avais du retard dans mes notes). Ici, il y en a une qui me frappe : c’est l’importance, la prépondérance des médias entièrement financés par la publicité sur ce qui fait notre culture et notre perception de la réalité.
Nous vivons dans une société où le bullshit, le mensonge sont l’état de base. Nous sommes tellement accros que l’on discute de la moralité d’installer un bloqueur de publicité sur notre navigateur alors que l’acte même de se rendre sur un site publicitaire devrait être vu comme l’équivalent climatique de la consultation d’un site pornographique : on devrait avoir honte de le consulter et encore plus d’y travailler.
Mais nous revenons toujours, pour nous tenir « informés ». Aaron Swartz, je t’en supplie, reviens !
L’intelligence artificielle est la cerise sur le gâteau. Le bullshit ne sert plus à nous vendre de la merde, mais il se produit tout seul pour vendre de générateurs de bullshit !
Ça y’est, nous sommes entrés dans l’ère du meta-bullshit
Ingénieur et écrivain, j’explore l’impact des technologies sur l’humain, tant par écrit que dans mes conférences.
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